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Raison présente n° 228

19,00 

Décembre 2023

Disponible en version numérique sur Cairn.info : https://www.cairn.info/revue-raison-presente.htm

TOUT EST–IL SOUHAITABLE EN RECHERCHE ?
Avant-Propos

Jean-Michel Besnier, Xavier Bouju, Marc Lachièze-Rey, Michèle Leduc

Ce dossier est consacré à la pertinence des recherches poursuivies dans le domaine public, qu’elles soient fondamentales ou appliquées. On se souvient du grand mathématicien Grothendieck qui avait appelé à arrêter la recherche dans les années 1970, après avoir découvert que son prestigieux institut recevait des financements de la Défense. Cet épisode qui avait secoué le monde des mathématiques de l’époque est évoqué dans l’article de Daniel Sibony dans un récent dossier de Raison Présente intitulé « Scientifiques et l’Armement » (n° 225). Nous posions la question « Les chercheurs doivent-ils rester des exécutants passifs, souvent à peine conscients, ou volontairement aveugles quant au rôle que jouent les résultats de leurs recherches dans les défis mondiaux ? » Nous poursuivons ici cette réflexion en questionnant de manière plus générale la responsabilité des scientifiques, de ceux qui les pilotent et de ceux qui exploitent leurs résultats, dans un contexte en constante évolution.

La société confie aux chercheurs les missions d’augmenter les connaissances et d’exercer des expertises pour accompagner, guider, voire orienter les décisions des industriels, des militaires et des politiques. Le choix de leur sujet et de leur objet de recherche repose en France sur une « liberté académique », toutefois bornée par diverses contraintes, par exemple la compétition sur les sujets de pointe développés quasi exclusivement sur contrats selon des directions définies par l’État. Quand à la recherche fondamentale, elle est de plus en plus soumise à l’innovation, aujourd’hui prérequis à tout financement sur fond de décroissance continue des crédits publics. Le contexte actuel n’est plus celui des années 1950-1960 : la croyance à un progrès lié à la science recule, même si persiste encore celle qu’on a dans la science elle-même. La prise de conscience croissante des grands défis pour l’être humain et la planète (climat, énergie, biodiversité, pollution, etc.) implique des choix cruciaux pour la recherche scientifique, comme pour les décisions sociales, économiques et politiques.

Faut-il aller jusqu’à interdire la recherche, comme le suggère ici François Graner ? Sous ce titre impertinent l’auteur, biophysicien engagé dans la défense de l’environnement, a l’audace d’affirmer que débattre des choix de la recherche n’est pas moins pertinent que de discuter publiquement des objectifs d’autres secteurs professionnels, comme par exemple l’industrie d’armement évoquée plus haut. La recherche est ici entendue au sens large, fondamentale ou appliquée, publique ou privée. Si l’on se place d’entrée de jeu dans une perspective économique et politique, la recherche est de plus en plus soumise à l’injonction de l’« innovation », maître-mot pour tous les bailleurs de fonds institutionnels depuis l’arrivée de la stratégie européenne dite de Lisbonne, au début des années 2000. L’innovation pousse la croissance, mais de quelle croissance la planète a-t-elle vraiment besoin ? Une croissance « verte » est-elle vraiment crédible ? L’activité découlant de nos recherches implique à terme l’épuisement des ressources et de l’énergie, et leur consommation est largement incompatible avec les enjeux du climat. Si certains espèrent que des « innovations » techniques portées par des recherches actuelles pourront un jour résoudre ces problèmes, les opinions divergent sur ce point. François Graner plaide pour une diminution forte de la consommation et une transformation des modes de vie, non seulement pour respecter l’environnement mais aussi lutter contre les inégalités.

En outre certains travaux de recherche sont clairement nuisibles ou induisent des risques pour le vivant ou pour la planète. Certaines méthodes employées dégradent l’environnement naturel, épuisent les ressources, consomment énormément d’énergie, manipulent l’opinion, perturbent les populations étudiées, et entravent parfois la recherche elle-même. L’analyse du bilan bénéfices/risques de la recherche est faussée par de nombreux biais. Les risques varient selon les secteurs disciplinaires mais sont bien réels, comme le constatent tous les auteurs du présent dossier.

Certaines recherches font courir des risques de dérapage potentiellement dangereux. Le cas de la bio-ingénierie est particulièrement présent dans nos esprits depuis la pandémie de Covid-19 : l’hypothèse souvent retenue est qu’un virus virulent fabriqué à but de recherche s’était échappé par erreur d’un laboratoire en Chine. Même si elle n’est pas confirmée aujourd’hui, elle nous permet de réaliser ce que le biologiste Antoine Danchin martèle : les expériences dites « de gain de fonction », c’est-à-dire où l’on fait évoluer des virus ou des bactéries vers des formes plus pathogènes, sont excessivement dangereuses. Les exemples qu’il cite sont terrifiants. Son analyse nous incite au passage à vérifier l’actualité de notre compréhension de l’évolution darwinienne, qui invalide à bien des égards la pertinence des objectifs des expériences « de gain de fonction ».

On manque d’éclairage sur les conséquences à long terme, souvent imprévisibles, de bien des recherches, d’autant plus que leurs réglementations ne sont pas encore écrites et que les questionnements éthiques qu’elles soulèvent sont en suspens. C’est le cas pour la climato-ingénierie, que les discussions récentes de la COP28 à Dubaï ont mis en avant comme un des remèdes possibles au réchauffement climatique. Des recherches actuelles portent sur l’ensemencement de la haute atmosphère par des particules fines réfléchissant le rayonnement du Soleil. Visant à « corriger » le climat à très grande échelle, on ignore tout des conséquences de ces techniques d’autant qu’elles seraient irréversibles, comme le rappelle ici opportunément la climatologue Sophie Szopa.

Le physicien et cosmologue Marc Lachièze-Rey pose la question de la nécessaire régulation de l’espace. Il s’inquiète de la pollution du ciel nocturne dans les domaines de l’optique et de l’électromagnétique, qui entrave les observations des astronomes. Il s’indigne des nuisances découlant du déploiement sans frein des satellites américains de communication Starlink, et porte un regard soucieux sur les déchets résultant de l’encombrement croissant de l’espace par des satellites. Il nous rappelle que ce sont des enjeux économiques, stratégiques et militaires qui polarisent la recherche et le développement du spatial. Il ironise enfin sur les fantasmes autour de la vie sur d’autres planètes que la Terre et la puérilité des vols habités aux coûts exorbitants.

On reste dans le domaine de la science-fiction en abordant celui de l’intelligence artificielle (IA). Ses développements prennent aujourd’hui un aspect révolutionnaire dans d’innombrables secteurs de l’activité humaine. Les chercheurs en IA ne jouent-ils pas aux apprentis sorciers ? L’arrivée récente de ChatGPT dans le domaine public suscite fantasmes et peurs. Laurence Devilliers, professeure en informatique appliquée aux sciences humaines, expose de façon pédagogique les diverses formes d’apprentissage des systèmes conversationnels à travers des réseaux de neurones entraînés sur d’énormes corpus de données. Les humains sont portés à leur attribuer des qualités morales et affectives, ce qui a des conséquences individuelles et sociétales nécessitant une médiation culturelle. L’auteure pointe l’urgence d’établir des normes et des règles d’éthique à l’échelle mondiale pour les multiples technologies qui germent à partir des recherches en cours en IA générative, un problème souligné dans d’autres domaines de la science comme l’indiquent tous les articles du dossier. .

Les sciences humaines et sociales sont aussi concernées par ces questions. Pour l’historien Christian Delacroix, l’enquête historique est d’abord, comme pour les sciences de la nature, dépendante de ses sources, disponibles en archives, réduites ou non à ce qui est écrit. Des limites spécifiques à l’histoire tiennent à singulariser des phénomènes, réduisant les possibilités de généralisation. Le travail d’administration de la preuve peut être fragilisé dans certains contextes marqués par des entreprises de falsification, comme le négationnisme pour la Shoah. L’auteur se demande si l’on peut faire de l’histoire « à chaud » sur le passé très proche, compte tenu de l’inaccessibilité des archives récentes, de l’objectivité impossible par « manque de recul » et de la trop forte implication de la subjectivité de l’historien. Ici aussi les questionnements éthiques sont forts.

Les citoyens peuvent-ils avoir un point de vue à faire valoir dans les champs de la recherche scientifique ? Ils sont souvent en première ligne quand des choix sont à faire par des décideurs sur le terrain de la politique ou de l’économie. Face à des situations à risques provoquées par des innovations techniques nouvelles, le public formule parfois des alertes, qui peuvent être au mieux soit pertinentes, soit le fruit de peurs irraisonnées ourdies par des groupes de pression idéologique ou économique. Le principe de précaution est souvent invoqué si les risques pour le futur ne sont pas encore avérés. Toutefois, comme le signale Michèle Leduc, le recours à ce principe, mal aimé et mal compris, se fait souvent à contre-sens : il faut l’entendre comme une incitation à développer la recherche scientifique autour du problème évoqué, plus que comme un appel au blocage et à l’interdiction.

C’est sur l’angoissante question de la détérioration de l’environnement que se termine ce dossier. La juriste Christine Noiville, présidente du comité d’éthique du CNRS, analyse sans concessions le rôle que jouent les pratiques de la recherche scientifique dans l’épuisement des ressources, le gaspillage de l’énergie et l’accroissement des gaz à effet de serre. Allant plus loin, elle recentre son interrogation sur la pertinence des choix faits par les chercheurs eux-mêmes pour leurs thèmes de recherche, en référence à l’urgence de relever les défis de l’environnement.

La question est donc posée de la responsabilité des scientifiques, individuelle ou collective, qui est le pendant de leur liberté dans l’exercice de leurs activités. Si nous n’estimons ni possible ni souhaitable d’arrêter totalement la recherche, il importe cependant d’en mesurer les risques, d’en fixer les bornes et d’en définir des objectifs, en phase avec les vrais besoins de la planète à l’heure où les menaces se précisent.

Jean-Michel Besnier, Xavier Bouju, Marc Lachièze-Rey, Michèle Leduc

Le présent numéro comporte trois textes en hommage à notre amie Fabienne Bock qui s’était investie, malgré son état de santé déclinant puis alarmant, dans les thèmes de ce dossier.

n°689

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• Mars-avril 2024

Raison Présente

• Mars 2024

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